Papillon bleu
Extrait du manuscrit « Lèvre de Bois » Jean Périé (texte protégé par droit d'auteur - reproduction interdite)
J'habitais sur le fleuve Maroni. La fenêtre de ma chambre s'ouvrait sur une large courbe. De nombreuses pirogues à moteur chargées de noirs Boni, d'indiens passaient à toute allure dans les deux sens. En face, sur l'autre rive où je ne distinguais qu'une tranche de forêt coupée au couteau, c'était la Guyane hollandaise. La fôret tropicale guyanaise était des plus terribles. Elle ne pardonnait aucune erreur. Il fallait l'aborder en douceur comme une pucelle. Se familiariser avec elle, petit à petit, au contact des gars du pays, des forestiers. Néophyte, je m'étais imposé une longue période d'adaptation avant de me lancer dans des expéditions plus périlleuses. Mes guides ont tous été des hommes de terrain. Deux d'entre-eux étaient d'anciens bagnards :des chasseurs de papillons. Nous étions voisins. Avec eux, j'avais acquis des gestes rudimentaires typiques du milieu, le maniement de la machette, quelques réflexes de sécurité. Je m'étais initié à l'écoute des animaux, à leurs cris... Mais leur truc, c'était la chasse aux papillons. Je n'avais pas l'âme d'un chasseur et encore moins pour capturer ces fragiles créatures. Mais les deux compères n'avaient que ce moyen pour survivre. Un petit commerce comme un autre. J'avais un jour fini par céder à leur invitation. Je les avais suivis en observateur, en ethnologue, sans complaisance ni voyeurisme. Ils partaient faire leur boulot.
... Nous nous sommes alors enfoncés dans la végétation pour atteindre une clairière. L'un d'eux est passé devant pour ouvrir un passage avec son sabre d'abattis. Il le maniait avec la fougue d'un type qui cherche à s'évader. J'ai compris que les deux bagnards haïssaient cette forêt. Ils la tailladaient pour la détruire parce qu'elle les avait emprisonnés plus que les matons. Ils lui en voulaient à mort. La chasse aux papillons était pour eux une revanche. La forêt leur devait bien cela.
... Après une demi-heure de lutte contre la nature et les moustiques, nous avons débouché dans une clairière aussi exigüe qu'une cabane indienne. Un violent jet de lumière pénétrait dans la trouée comme le faisceau d'une lampe électrique. Après une gorgée de tafia, les deux "vieux blancs" ont préparé un appât. Un carré de carton recouvert d'un papier bleu phosphorescent pincé au bout d'une tige flexible d'un mètre de long. Une seconde rasade d'alcool déclenche les hostilités. La chasse peut commencer, silencieuse.
De la main gauche, ils agitent le leurre inoffensif imitant avec précision le vol saccadé d'un gros papillon tropical. La main droite tendue en arrière en position d'attente tient un filet de tulle profond à large ouverture. La jungle ne fait même pas cas de notre présence. Elle fourmille de vie. Des animaux bougent dans le tapis de feuilles mortes et se faufilent dans la végétation. Au-dessus de nos têtes dans les houppiers, des oiseaux invisibles jacassent, poussent des cris stridents.
Pour les dédommager, je me proposai comme acquéreur. J'achetai le papillon pour le dégager moi-même et lui rendre sa liberté sur-le-champ. Il s'envola dans un froissement d'ailes, laissant derrière lui son pointillé de traits bleus. J'avais soulagé ma conscience, mais le bout de mes doigts était tâché de bleu.