"Corde sans Fin"
Nous étions en Octobre et je voulais retourner photographier l’abri Frei Kanuto dans le massif de la Chapada dos Guimarães à 60 km à l’est de Cuiabá. La saison des pluies commençait et pour atteindre l’abri nous devions marcher sur plus de 20 km, car les falaises abruptes n’offraient aucun point d’accès. En étudiant les cartes, je découvre une faille importante presque à la verticale de l’abri : une belle faille que je peux équiper de cordes en rappel et le tour est joué. La faille étant à moins de 5 km d’un village, on évitait ainsi une longue marche d’approche épuisante dans la jungle. Je préviens Zé mon plus jeune pisteur, il a 20 ans, la descente en rappel ne devrait pas l’effrayer.

Le soleil trace un léger filet de sang sur l’horizon quand nous quittons le village à pied, le dos chargé de matériel d’escalade. Deux heures plus tard nous sommes sur le plateau à l’entrée de la faille. Je l’équipe de deux brins d’échelle métallique : celle que j’utilise en spéléo. La descente commence dans les broussailles et sous les piqûres de guêpes. Puis je lance une première corde de 40 m dans le vide : suffisant pour atteindre une vire en contrebas. Je passe le baudrier à Zé, lui rappelle les consignes et le voilà parti en rappel. Tout se passe à merveille. De la vire à mi-falaise, on lance ma deuxième corde jusqu’au pied de la paroi. Même topo, Zé est le premier à descendre je reste pour assurer l’imprévu. Soudain il se met à gueuler.
« La corde est trop courte, elle est dans le vide ! »
De ma position il m’est impossible de voir le pied de la falaise. Je le rassure et lui demande de bien regarder si la pointe de la corde est assez longue.
« Non, non, je vais me tuer ! La corde est dans le vide, le bout ne touche pas terre, elle est trop courte ! »
« Merde, j’ai fait une gaffe, j’ai mal calculé non coup ! » Je réfléchis, refais les calculs, réévalue les hauteurs à vue de nez…
Au bout de la corde, Zé pétrifié continue à hurler.
Je m’attache à un arbre, m’allonge sur le sol et tente d’évaluer la situation en me laissant tomber dans le vide la tête la première. Avec mes jumelles je remarque que la corde est plantée dans la végétation et que Zé panique pour rien.
« Descends ! … Descends !... Tu ne vas pas tomber ! »
Puis Zé disparaît dans la canopée et la corde se détend, signe qu’il a touché terre. C’est un soulagement.
Puis il se met à hurler à nouveau :
« Viens !... Viens vite, il y a des peintures sur la paroi. »
Je me lance à mon tour et avale les 40 m de corde en une minute.
Un abri préhistorique juste là au pied de la corde, des peintures d’oiseaux, de lézards.
« Zé, c’est magnifique ! Quel nom allons-nous lui donner ?
« Corda Sem Fim » ce qui signifie « corde sans fin ».

« D’accord ! » Et j’inscris ce nom sur mon carnet à coté des dessins que je relève, puis je fais des photos. Il est temps de filer à l’abri de Frei Kanuto à 700m en longeant la paroi.
Le temps passe vite et soudain un grondement sourd nous rappelle à la réalité : un orage se forme, il faut quitter l’endroit et regagner le village. Sept cents mètres de jungle avalés au pas de charge et nous revoilà au pied de la corde. Je prépare Zé, lui donne les indications pour remonter sans difficultés avec un jumard, système simple que tous les spéléologues et alpinistes connaissent. C’est pas sorcier, n’importe qui peut l’utiliser. Zé démarre. A 10m du sol, il se bloque, se crispe, panique à nouveau. J’ai beau le rassurer, rien à faire, il est tétanisé sur le brin de corde la trouille au ventre. La trouille, la grosse trouille, je comprends vite qu’il est scotché et que le seul moyen c’est d’aller le décrocher et le redescendre. Manœuvre délicate et dangereuse. Une heure plus tard il est au sol.

Avec sa tête de lard Zé ne veut plus grimper par la corde, il veut repartir à pied.
« Tu es fou ! Vingt bornes dans la jungle tout seul, c’est idiot et … »
Mais Zé a déjà pris la fuite et je me retrouve seul au pied de la falaise. J’en ai gros sur la patate, si cet imbécile se plante en forêt avec l’orage qui arrive, ce sera da ma faute.
Quant à moi, je dois remonter par la faille et récupérer le matériel, les cordes, les mousquetons, les échelles. Le poids qui était divisé par deux à la descente devient trop lourd pour une seule personne, mes épaules souffrent et mes bras sont épuisés. Jusqu'à la vire j’y parviens, mais l’ascension du dernier brin devient trop éreintante, je commets des erreurs et dans une manœuvre un doigt reste coincé dans un mousqueton, prisonnier de la corde qui appui de tout mon poids. J’ai les pieds dans le vide et ne peux pas me soulager. Le calvaire commence à bout de souffle. Après plusieurs tentatives désespérées, je dégage mon doigt, mais j’ai mal et je ne peux plus utiliser ma main. Les coups de tonnerre font vibrer la falaise, l’orage est là au-dessus de moi. Je dois sortir coûte que coûte avant qu’il n’enfle et se déchaîne. Une heure plus tard, je sors de la faille si épuisé que je m’étends dans les herbes à miel et perds connaissance. C’est la langue râpeuse d’un zébu qui me réveille. Un troupeau est autour de moi. La pluie tombe drue. Qu’est ce que je fais là ? Vite, la nuit tombe !
Chargé comme un baudet, je rentre au village. Il fait nuit noire, pas de lumière, seule la clarté aveuglante des éclairs me guide sous des trombes d’eau. Soudain, un homme sur le pas de sa porte me lance :
« Ton ami l’indien (c’est ainsi que les habitants appelaient Zé) vient de passer. »
Je pousse un gros ouf de soulagement. Cette nouvelle me rassure, brusquement toute ma fatigue s’efface pour faire face au bonheur d’une découverte qui sur mon carnet de brousse s’appelle Corda Sem Fim .
